Amerrika: interview de Cherien Dabis, réalisateur
Mouna, divorcée et mère d'un adolescent, est une femme palestinienne
enthousiaste et optimiste. Au coeur des territoires occupés, le quotidien
est pourtant éprouvant et l'horizon morose.
Et puis un jour, quitter cette vie et aller travailler aux Etats-Unis devient
possible : étrangère en son pays, Mouna peut bien l'être ailleurs.
Elle part alors avec son fils Fadi rejoindre sa soeur installée depuis 15 ans
au fin fond de l'Illinois.
Après le réconfort des retrouvailles, Mouna et Fadi vont devoir trouver
leur place dans cette « Amerrika » tant rêvée. Mais les Etats-Unis, partis
en guerre contre le « diable » Saddam, ont une bien étrange conception
de l'hospitalité. Il en faudra davantage pour freiner Mouna dans sa quête
d'une vie meilleure...
La question de l'identité est au coeur du parcours
de Mouna et de son fils : étrangers dans leur pays,
ils le sont aux Etats-Unis comme partout dans le
monde...
Lorsque les gens me demandent d'où je viens, cela
reste encore aujourd'hui une question perturbante.
Mes parents ont immigré aux États-Unis juste
avant ma naissance. Je suis née à Omaha, dans le
Nebraska et j'ai grandi dans les régions rurales de
l'Ohio, tout en retournant chaque été en Jordanie.
Je me suis peu à peu rendue compte que je n'étais
ni assez américaine pour les Américains, ni assez
arabe pour les Arabes. C'est pour cela que je ne me
suis jamais sentie nulle part chez moi. Mon identité
s'est construite sur des manques, ou plutôt des
envies que je ne pouvais pas réaliser, comme celle
d'avoir des racines et de trouver un pays dont je me
sentirais partie intégrante. De plus, j'ai hérité de
mon père palestinien la douleur de ne pas avoir de
nation donc d'identité, ce qui n'a fait qu'exacerber
ce sentiment d'être apatride.
Pourquoi avoir éprouvé la nécessité d'ouvrir le film
sur le quotidien dans les territoires occupés ?
Même si ma famille vient de Jordanie, je voulais
montrer qu'un grand nombre de Palestiniens quittent
le territoire parce que l'occupation peut y rendre
l'existence insupportable. Il n'y a aucune liberté de
mouvement et très peu d'avenir possible. Entre les
humiliations quotidiennes, la présence militaire, les
agressions, les postes de contrôle et le poids de
la bureaucratie, il y a toutes les raisons de vouloir
partir. D'un point de vue scénaristique, je tenais à ce
que le spectateur soit d'abord imprégné d'images
de Cisjordanie pour mieux les confronter ensuite à
celles du Midwest américain.
C'est l'une des clés pour accompagner Mouna dans
sa quête. Esthétiquement, le contraste est très fort :
d'un côté, la palette de tons chaleureux propres
à la Cisjordanie avec le vert de la sauge, le rouge
des minéraux et les bruns du désert ; de l'autre,
l'incroyable mélange des rouges saturés, des bleus
et blancs arides du Midwest hivernal. Cette lumière
naturelle, qui renforce l'aspect mélancolique propre
à cette région, s'accorde aux dures réalités que doit
affronter Mouna dès son arrivée.
Vous évoquez souvent avec humour la confrontation
entre les deux cultures, notamment à travers les
soucis de communication.
En fait, mes parents ne parlaient qu'arabe à la
maison, donc j'ai commencé à apprendre l'anglais
à l'école. J'étais complètement perdue et en
maternelle je bredouillais un drôle de sabir entre
l'arabe et l'anglais ! Comme j'ajoutais « ing » à la
fin de tous les verbes arabes, je me suis créé mon
propre langage. Ça n'est qu'en grandissant que j'ai
fini par dire à tout le monde, avec autodérision, que
je parlais « Arabish ». Intituler ce film Amerrika est
donc un clin d'oeil à cette « langue » dans laquelle
je me sentais le plus à l'aise. Et ce titre résume
parfaitement la confrontation puis la fusion de deux
cultures : c'est le fruit de mon expérience comme
de celle de tant d'autres immigrants de la première
génération.
Outre ses conséquences sur le vécu des personnages,
pourquoi avoir choisi de situer l'action du
film au moment de la première Guerre du Golfe ?
A cette époque, je vivais dans une petite ville de
l'Ohio et l'impact de cet événement sur notre famille
a été violent. Nous sommes devenus, sans le
comprendre, les boucs émissaires de cette guerre.
Nous avons reçu quotidiennement des menaces de
mort et la réputation de médecin que mon père avait
mis quatorze ans à bâtir a été balayée en quelques
jours. Les patients les plus fidèles ont déserté son
cabinet et nous avons même vu les services secrets
débarquer au lycée pour enquêter sur ma soeur de
16 ans, parce que quelqu'un avait lancé une rumeur
selon laquelle elle préméditait d'assassiner George
W. Bush. J'avais 14 ans et j'ai commencé à m'interroger
sur la perception que les gens avaient de
nous : j'ai fait le point sur ce que j'avais appris au
fil de mes allers-retours entre le Moyen-Orient et
les Etats-Unis, puis j'ai comparé les informations
diffusées notamment par des chaînes de télévision
arabes et britanniques. Les médias n'ont pas cessé
de véhiculer les stéréotypes qui nous ont affectés,
ma famille et moi, tout au long de ce conflit. Comme
la plupart des familles immigrées, la mienne est arrivée
dans ce pays, guidée par le rêve américain.
Ce que nous avons vécu en 1991 en était très éloigné.
C'est précisément cette lutte de chaque instant
contre les préjugés qui m'a conduite jusqu'à Amerrika.
Et l'Histoire s'est répétée avec les événements du
11 septembre 2001...
Cette expérience durant la première Guerre du Golfe,
je l'ai portée en moi pendant des années. Quand j'ai
intégré l'école de cinéma de New York, nous étions
en septembre 2001. La vague d'attentats suivie de
la nouvelle invasion de l'Irak par les États-Unis a
montré que l'histoire pouvait se répéter. Une fois
de plus, cette guerre débordait de son cadre et tous
les pays du Moyen-Orient en pâtissaient. J'ai réalisé
qu'il était plus que temps de me poser et d'écrire la
première histoire d'immigration vécue par une Arabo-
américaine.
Pourquoi avoir choisi le cinéma pour vous exprimer?
Lorsque j'évoquais l'attention portée aux médias en
tant de guerre, cela englobait également le cinéma.
Je me suis mise à observer la manière dont on y
dépeignait les Arabes et j'en ai tiré deux constats
navrants : soit nous étions absents des écrans, soit
les films, surtout hollywoodiens, nous cantonnaient
aux rôles de terroristes. Nous étions les méchants.
Les Arabes n'étaient jamais représentés en tant que
peuple ou êtres humains. Et je n'ai vu évoquer nulle
part une expérience comme la mienne. J'ai essayé
pendant des années de rétablir l'équilibre, à travers
divers modes d'expression artistique, sans trouver
véritablement ma voie. Le cinéma a fini par s'imposer
comme une évidence : il véhicule un langage
universel, celui de l'émotion, qui permet de toucher
le plus large public, contrairement par exemple aux
documentaires ou aux articles de presse. Je crois
vraiment au pouvoir de la fiction : les gens sont plus
enclins à s'asseoir dans une salle, à se détendre et
à baisser leur garde pour s'immerger dans l'histoire
qu'on leur propose.
Le récit est guidé par l'extraordinaire force de vie
et de conviction de Mouna. Y a-t-il des liens intimes
entre elle et vous ?
Outre mon propre ressenti et ce que j'ai pu voir dans
ma famille, le personnage de Mouna ressemble un
peu à ma tante. Au moment où elle a décidé de venir
vivre aux Etats-Unis, j'étais assez grande pour saisir
le combat que ce déracinement a représenté pour
elle. Amerrika est l'histoire à la fois déchirante et
chaleureuse d'une femme formidablement optimiste
qui tente de refaire sa vie à l'étranger, contre vents
et marées. Elle est trop confiante et déterminée
pour s'effrayer des obstacles. Ma tante est ainsi,
une éternelle optimiste. C'est sa force de caractère
qui m'a inspiré le personnage de Mouna. Dans le
film, elle affronte non seulement le lot commun de
tous les immigrants, parvenir à s'intégrer dans un
nouvel environnement, mais doit aussi composer
avec les crispations d'un pays qui a des préjugés
tenaces sur ses origines et dont le climat politique
est tendu.
L'empathie immédiate que l'on éprouve envers
Mouna doit beaucoup à Nisreen Faour, qui l'incarne
avec une infinie pudeur...
J'ai toujours envisagé Amerrika comme une oeuvre
portée par ses personnages. En toute logique, il devait
donc être un film d'acteurs. Et, si tout se jouait
lors du casting, la pression était immense concernant
le personnage de Mouna. C'est une femme
délicieusement naïve mais ingénieuse et pleine
d'espoir. Elle me tient particulièrement à coeur, à la
fois par sa singularité et par le fait qu'elle m'évoque
ma tante. L'amour et la tendresse que je lui porte ont
forcément élevé mon niveau d'exigence, parce que
l'actrice que je cherchais devait ETRE Mouna, dans
son énergie, son comportement et son âme. Après
des mois de recherche, Iman Aoun, la directrice de
casting avec laquelle j'avais déjà travaillé sur mon
court-métrage Make A Wish, a découvert Nisreen
dans le nord de la Palestine. J'ai d'abord été séduite
par des photos d'elle puis je l'ai faite venir pour une
lecture de scénario. Dès notre première rencontre, je
l'ai vue rayonnante de l'intérieur, avec beaucoup de
douceur, de gentillesse et un émerveillement quasi
enfantin. C'est difficile à expliquer mais il émanait
de cette femme à la fois de la candeur et une profonde
tristesse, comme si sa joie de vivre butait à
chaque instant sur les barrières du quotidien. Elle
était MA Mouna.
Amerrika oscille en permanence entre le « cinéma
vérité » et la comédie à l'humour feutré. Comment
avez-vous réussi à préserver cet équilibre ?
Les deux ne pouvaient qu'être étroitement liés. Je
n'avais qu'une ligne directrice en racontant cette
histoire : l'authenticité.
Je voulais que le spectateur voit à travers les
yeux des personnages, vivent leurs joies et leurs
déchirures le plus intimement possible. Je me suis
tournée vers des auteurs comme John Cassavetes,
Mike Leigh ou Robert Altman dont j'admire le
travail sur le réalisme et la vérité des êtres. J'ai
tourné caméra à l'épaule, dans un style proche du
documentaire, avec des acteurs arabes ou araboaméricains.
Le ton, parfois léger, et le choix de
la comédie, là où certaines situations pouvaient
induire le mélodrame, se sont imposés logiquement.
D'abord, parce que c'est un film que je voulais empli
d'espoir et de lumière, ensuite parce que l'humour
est indissociable de l'humanité, de la douce fragilité
qui animent les personnages.
De quelle manière avez-vous obtenu cette authenticité
de la part de l'ensemble des comédiens ?
En convoquant à tout moment leur naturel et en le
combinant avec des techniques d'improvisation.
Les émotions ne devaient être le résultat ni de
« performances » d'acteurs ni d'une sublimation
de ma part. J'ai beaucoup répété en amont avec
Nisreen et Melkar Muallem, qui joue son fils Fadi,
mais trop peu avec les autres acteurs, faute de
temps. Du coup, j'ai planifié au mieux le cadre et les
mouvements de caméra avant de tourner, afin qu'ils
ressentent au minimum les contraintes de mise en
scène. Lors du tournage, je saisissais le moindre
temps libre pour répéter encore et encore, jusqu'à
ce qu'au moment de la prise, les acteurs se sentent
« libérés » du poids du texte et de la technique.
De cette collaboration de tous les instants sont
nées des scènes bien meilleures que celles que
j'avais imaginées ! Nous avons tellement travaillé
l'intime que j'ai l'impression, lorsque je les retrouve
aujourd'hui à l'écran, de voir ma famille.
Le film nous laisse sur l'impression d'une fable
généreuse, presque utopique...
C'est peut-être parce que j'ai voulu parler de
départ, de déracinement mais aussi du bonheur
de pouvoir enfin poser ses bagages. Evidemment,
Mouna comme beaucoup de Palestiniens gardent le
sentiment viscéral qu'ils ne seront jamais chez eux,
quel que soit le pays où ils habitent. En partant, vous
ne faites que troquer des problèmes pour d'autres,
sans jamais guérir la blessure profonde. Mais je ne
voulais pas imprimer au film et à son dénouement
une note déprimante. Je préférais montrer qu'il
nous appartient de choisir notre point d'ancrage. Et
ce point d'ancrage, ce « chez soi », c'est la famille,
qu'elle soit à vos côtés ou à l'autre bout du fil.
A travers son périple géographique et psychologique,
Mouna triomphe de l'adversité pour que son fils ait
le sentiment d'avoir trouvé un foyer, un lieu où «
s'installer » au sens fort du terme. Et ce « chez soi
» doit pouvoir être là où l'on veut qu'il soit, surtout
lorsque l'on est Palestinien.
Est-ce qu'à travers ce film vous espérez infléchir
le regard des gens sur l'identité arabe ?
C'est tout ce que je souhaite. La plupart des films
proposés aux Américains ayant pour cadre le
Moyen-Orient sont des thrillers politiques, ce qui
exclut pour moi tout lien affectif entre le public et
les personnages. J'ai voulu avec Amerrika recréer
ce lien, que le public ait le sentiment de mieux nous
connaître et n'ait qu'une envie en sortant : fêter la
culture qui nous unit.
J'espère que les spectateurs repartiront des salles
en oubliant les stéréotypes et en voyant le Moyen-
Orient non plus comme une entité, mais comme la
somme d'individualités aussi diverses que variées.