Amerrika: interview de Cherien Dabis, réalisateur

Publié le par ag94

Mouna, divorcée et mère d'un adolescent, est une femme palestinienne

enthousiaste et optimiste. Au coeur des territoires occupés, le quotidien

est pourtant éprouvant et l'horizon morose.

Et puis un jour, quitter cette vie et aller travailler aux Etats-Unis devient

possible : étrangère en son pays, Mouna peut bien l'être ailleurs.

Elle part alors avec son fils Fadi rejoindre sa soeur installée depuis 15 ans

au fin fond de l'Illinois.

Après le réconfort des retrouvailles, Mouna et Fadi vont devoir trouver

leur place dans cette « Amerrika » tant rêvée. Mais les Etats-Unis, partis

en guerre contre le « diable » Saddam, ont une bien étrange conception

de l'hospitalité. Il en faudra davantage pour freiner Mouna dans sa quête

d'une vie meilleure...

 

 

La question de l'identité est au coeur du parcours

de Mouna et de son fils : étrangers dans leur pays,

ils le sont aux Etats-Unis comme partout dans le

monde...

Lorsque les gens me demandent d'où je viens, cela

reste encore aujourd'hui une question perturbante.

Mes parents ont immigré aux États-Unis juste

avant ma naissance. Je suis née à Omaha, dans le

Nebraska et j'ai grandi dans les régions rurales de

l'Ohio, tout en retournant chaque été en Jordanie.

Je me suis peu à peu rendue compte que je n'étais

ni assez américaine pour les Américains, ni assez

arabe pour les Arabes. C'est pour cela que je ne me

suis jamais sentie nulle part chez moi. Mon identité

s'est construite sur des manques, ou plutôt des

envies que je ne pouvais pas réaliser, comme celle

d'avoir des racines et de trouver un pays dont je me

sentirais partie intégrante. De plus, j'ai hérité de

mon père palestinien la douleur de ne pas avoir de

nation donc d'identité, ce qui n'a fait qu'exacerber

ce sentiment d'être apatride.


Pourquoi avoir éprouvé la nécessité d'ouvrir le film

sur le quotidien dans les territoires occupés ?


Même si ma famille vient de Jordanie, je voulais

montrer qu'un grand nombre de Palestiniens quittent

le territoire parce que l'occupation peut y rendre

l'existence insupportable. Il n'y a aucune liberté de

mouvement et très peu d'avenir possible. Entre les

humiliations quotidiennes, la présence militaire, les

agressions, les postes de contrôle et le poids de

la bureaucratie, il y a toutes les raisons de vouloir

partir. D'un point de vue scénaristique, je tenais à ce

que le spectateur soit d'abord imprégné d'images

de Cisjordanie pour mieux les confronter ensuite à

celles du Midwest américain.

C'est l'une des clés pour accompagner Mouna dans

sa quête. Esthétiquement, le contraste est très fort :

d'un côté, la palette de tons chaleureux propres

à la Cisjordanie avec le vert de la sauge, le rouge

des minéraux et les bruns du désert ; de l'autre,

l'incroyable mélange des rouges saturés, des bleus

et blancs arides du Midwest hivernal. Cette lumière

naturelle, qui renforce l'aspect mélancolique propre

à cette région, s'accorde aux dures réalités que doit

affronter Mouna dès son arrivée.


Vous évoquez souvent avec humour la confrontation

entre les deux cultures, notamment à travers les

soucis de communication.


En fait, mes parents ne parlaient qu'arabe à la

maison, donc j'ai commencé à apprendre l'anglais

à l'école. J'étais complètement perdue et en

maternelle je bredouillais un drôle de sabir entre

l'arabe et l'anglais ! Comme j'ajoutais « ing » à la

fin de tous les verbes arabes, je me suis créé mon

propre langage. Ça n'est qu'en grandissant que j'ai

fini par dire à tout le monde, avec autodérision, que

je parlais « Arabish ». Intituler ce film Amerrika est

donc un clin d'oeil à cette « langue » dans laquelle

je me sentais le plus à l'aise. Et ce titre résume

parfaitement la confrontation puis la fusion de deux

cultures : c'est le fruit de mon expérience comme

de celle de tant d'autres immigrants de la première

génération.


Outre ses conséquences sur le vécu des personnages,

pourquoi avoir choisi de situer l'action du

film au moment de la première Guerre du Golfe ?


A cette époque, je vivais dans une petite ville de

l'Ohio et l'impact de cet événement sur notre famille

a été violent. Nous sommes devenus, sans le

comprendre, les boucs émissaires de cette guerre.

Nous avons reçu quotidiennement des menaces de

mort et la réputation de médecin que mon père avait

mis quatorze ans à bâtir a été balayée en quelques

jours. Les patients les plus fidèles ont déserté son

cabinet et nous avons même vu les services secrets

débarquer au lycée pour enquêter sur ma soeur de

16 ans, parce que quelqu'un avait lancé une rumeur

selon laquelle elle préméditait d'assassiner George

W. Bush. J'avais 14 ans et j'ai commencé à m'interroger

sur la perception que les gens avaient de

nous : j'ai fait le point sur ce que j'avais appris au

fil de mes allers-retours entre le Moyen-Orient et

les Etats-Unis, puis j'ai comparé les informations

diffusées notamment par des chaînes de télévision

arabes et britanniques. Les médias n'ont pas cessé

de véhiculer les stéréotypes qui nous ont affectés,

ma famille et moi, tout au long de ce conflit. Comme

la plupart des familles immigrées, la mienne est arrivée

dans ce pays, guidée par le rêve américain.

Ce que nous avons vécu en 1991 en était très éloigné.

C'est précisément cette lutte de chaque instant

contre les préjugés qui m'a conduite jusqu'à Amerrika.

Et l'Histoire s'est répétée avec les événements du

11 septembre 2001...

Cette expérience durant la première Guerre du Golfe,

je l'ai portée en moi pendant des années. Quand j'ai

intégré l'école de cinéma de New York, nous étions

en septembre 2001. La vague d'attentats suivie de

la nouvelle invasion de l'Irak par les États-Unis a

montré que l'histoire pouvait se répéter. Une fois

de plus, cette guerre débordait de son cadre et tous

les pays du Moyen-Orient en pâtissaient. J'ai réalisé

qu'il était plus que temps de me poser et d'écrire la

première histoire d'immigration vécue par une Arabo-

américaine.


Pourquoi avoir choisi le cinéma pour vous exprimer?


Lorsque j'évoquais l'attention portée aux médias en

tant de guerre, cela englobait également le cinéma.

Je me suis mise à observer la manière dont on y

dépeignait les Arabes et j'en ai tiré deux constats

navrants : soit nous étions absents des écrans, soit

les films, surtout hollywoodiens, nous cantonnaient

aux rôles de terroristes. Nous étions les méchants.

Les Arabes n'étaient jamais représentés en tant que

peuple ou êtres humains. Et je n'ai vu évoquer nulle

part une expérience comme la mienne. J'ai essayé

pendant des années de rétablir l'équilibre, à travers

divers modes d'expression artistique, sans trouver

véritablement ma voie. Le cinéma a fini par s'imposer

comme une évidence : il véhicule un langage

universel, celui de l'émotion, qui permet de toucher

le plus large public, contrairement par exemple aux

documentaires ou aux articles de presse. Je crois

vraiment au pouvoir de la fiction : les gens sont plus

enclins à s'asseoir dans une salle, à se détendre et

à baisser leur garde pour s'immerger dans l'histoire

qu'on leur propose.


Le récit est guidé par l'extraordinaire force de vie

et de conviction de Mouna. Y a-t-il des liens intimes

entre elle et vous ?


Outre mon propre ressenti et ce que j'ai pu voir dans

ma famille, le personnage de Mouna ressemble un

peu à ma tante. Au moment où elle a décidé de venir

vivre aux Etats-Unis, j'étais assez grande pour saisir

le combat que ce déracinement a représenté pour

elle. Amerrika est l'histoire à la fois déchirante et

chaleureuse d'une femme formidablement optimiste

qui tente de refaire sa vie à l'étranger, contre vents

et marées. Elle est trop confiante et déterminée

pour s'effrayer des obstacles. Ma tante est ainsi,

une éternelle optimiste. C'est sa force de caractère

qui m'a inspiré le personnage de Mouna. Dans le

film, elle affronte non seulement le lot commun de

tous les immigrants, parvenir à s'intégrer dans un

nouvel environnement, mais doit aussi composer

avec les crispations d'un pays qui a des préjugés

tenaces sur ses origines et dont le climat politique

est tendu.


L'empathie immédiate que l'on éprouve envers

Mouna doit beaucoup à Nisreen Faour, qui l'incarne

avec une infinie pudeur...


J'ai toujours envisagé Amerrika comme une oeuvre

portée par ses personnages. En toute logique, il devait

donc être un film d'acteurs. Et, si tout se jouait

lors du casting, la pression était immense concernant

le personnage de Mouna. C'est une femme

délicieusement naïve mais ingénieuse et pleine

d'espoir. Elle me tient particulièrement à coeur, à la

fois par sa singularité et par le fait qu'elle m'évoque

ma tante. L'amour et la tendresse que je lui porte ont

forcément élevé mon niveau d'exigence, parce que

l'actrice que je cherchais devait ETRE Mouna, dans

son énergie, son comportement et son âme. Après

des mois de recherche, Iman Aoun, la directrice de

casting avec laquelle j'avais déjà travaillé sur mon

court-métrage Make A Wish, a découvert Nisreen

dans le nord de la Palestine. J'ai d'abord été séduite

par des photos d'elle puis je l'ai faite venir pour une

lecture de scénario. Dès notre première rencontre, je

l'ai vue rayonnante de l'intérieur, avec beaucoup de

douceur, de gentillesse et un émerveillement quasi

enfantin. C'est difficile à expliquer mais il émanait

de cette femme à la fois de la candeur et une profonde

tristesse, comme si sa joie de vivre butait à

chaque instant sur les barrières du quotidien. Elle

était MA Mouna.


Amerrika oscille en permanence entre le « cinéma

vérité » et la comédie à l'humour feutré. Comment

avez-vous réussi à préserver cet équilibre ?


Les deux ne pouvaient qu'être étroitement liés. Je

n'avais qu'une ligne directrice en racontant cette

histoire : l'authenticité.

Je voulais que le spectateur voit à travers les

yeux des personnages, vivent leurs joies et leurs

déchirures le plus intimement possible. Je me suis

tournée vers des auteurs comme John Cassavetes,

Mike Leigh ou Robert Altman dont j'admire le

travail sur le réalisme et la vérité des êtres. J'ai

tourné caméra à l'épaule, dans un style proche du

documentaire, avec des acteurs arabes ou araboaméricains.

Le ton, parfois léger, et le choix de

la comédie, là où certaines situations pouvaient

induire le mélodrame, se sont imposés logiquement.

D'abord, parce que c'est un film que je voulais empli

d'espoir et de lumière, ensuite parce que l'humour

est indissociable de l'humanité, de la douce fragilité

qui animent les personnages.


De quelle manière avez-vous obtenu cette authenticité

de la part de l'ensemble des comédiens ?


En convoquant à tout moment leur naturel et en le

combinant avec des techniques d'improvisation.

Les émotions ne devaient être le résultat ni de

« performances » d'acteurs ni d'une sublimation

de ma part. J'ai beaucoup répété en amont avec

Nisreen et Melkar Muallem, qui joue son fils Fadi,

mais trop peu avec les autres acteurs, faute de

temps. Du coup, j'ai planifié au mieux le cadre et les

mouvements de caméra avant de tourner, afin qu'ils

ressentent au minimum les contraintes de mise en

scène. Lors du tournage, je saisissais le moindre

temps libre pour répéter encore et encore, jusqu'à

ce qu'au moment de la prise, les acteurs se sentent

« libérés » du poids du texte et de la technique.

De cette collaboration de tous les instants sont

nées des scènes bien meilleures que celles que

j'avais imaginées ! Nous avons tellement travaillé

l'intime que j'ai l'impression, lorsque je les retrouve

aujourd'hui à l'écran, de voir ma famille.


Le film nous laisse sur l'impression d'une fable

généreuse, presque utopique...


C'est peut-être parce que j'ai voulu parler de

départ, de déracinement mais aussi du bonheur

de pouvoir enfin poser ses bagages. Evidemment,

Mouna comme beaucoup de Palestiniens gardent le

sentiment viscéral qu'ils ne seront jamais chez eux,

quel que soit le pays où ils habitent. En partant, vous

ne faites que troquer des problèmes pour d'autres,

sans jamais guérir la blessure profonde. Mais je ne

voulais pas imprimer au film et à son dénouement

une note déprimante. Je préférais montrer qu'il

nous appartient de choisir notre point d'ancrage. Et

ce point d'ancrage, ce « chez soi », c'est la famille,

qu'elle soit à vos côtés ou à l'autre bout du fil.

A travers son périple géographique et psychologique,

Mouna triomphe de l'adversité pour que son fils ait

le sentiment d'avoir trouvé un foyer, un lieu où «

s'installer » au sens fort du terme. Et ce « chez soi

» doit pouvoir être là où l'on veut qu'il soit, surtout

lorsque l'on est Palestinien.


Est-ce qu'à travers ce film vous espérez infléchir

le regard des gens sur l'identité arabe ?


C'est tout ce que je souhaite. La plupart des films

proposés aux Américains ayant pour cadre le

Moyen-Orient sont des thrillers politiques, ce qui

exclut pour moi tout lien affectif entre le public et

les personnages. J'ai voulu avec Amerrika recréer

ce lien, que le public ait le sentiment de mieux nous

connaître et n'ait qu'une envie en sortant : fêter la

culture qui nous unit.

J'espère que les spectateurs repartiront des salles

en oubliant les stéréotypes et en voyant le Moyen-

Orient non plus comme une entité, mais comme la

somme d'individualités aussi diverses que variées.

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